Tourisme dentaire en Hongrie

L’«offshoring» des soins dentaires fait le bonheur des dentistes hongrois mais n’inquiète pas outre mesure les praticiens suisses. Reportage et enquête de Maurin Picard et Florence Schmidt
L’Hebdo, 22 juillet 2004

«Un tourisme rentable pour nous»

Un regard suffit pour s’en persuader: on vient à Sopron pour une raison précise. Dans cette ville-frontière hongroise qui dresse sa tour de guet moyenâgeuse à 8 km de l’Autriche, impossible de parcourir dix mètres sans tomber sur une enseigne de cabinet dentaire. Certaines sont flambant neuves, d’autres au lustre passé, mais qu’importe! Les prix, eux, restent imbattables.

C’est une véritable révolution qui secoue la cité médiévale: une prospérité sans précédent, due à l’afflux de centaines de cabinets et laboratoires dentaires. Ils seraient 1400 praticiens tout le long de la frontière autrichienne, assure-t-on à la chambre de commerce de Györ.

Pour Sopron, les chiffres sont plus fantaisistes, entre 150 et 400. La mairie, débordée, avoue son ignorance devant une profession en ébullition. «Ces dernières années, il en est arrivé de tous côtés, s’amuse Lazslo Szillagyi, dentiste renommé de Sopron. On se serait cru en Alaska, en pleine ruée vers l’or!». 150 ou 400, le chiffre, quoi qu’il en soit, donne le vertige. Et des cauchemars aux enfants. Dans une ville de 50 000 âmes, il ne devrait guère y en avoir plus de 20. «Il y en avait sept il y a 25 ans!», s’amuse Jozsef Kis, propriétaire de l’Hôtel Wollner, un coquet établissement du centre, qui bénéficie d’une manne inespérée de clients, grâce au nouveau «tourisme dentaire».

Chaque week-end, en effet, des milliers de touristes, essentiellement autrichiens, mais aussi allemands, suisses, italiens, et même néerlandais, se bousculent à la frontière pour bénéficier de soins dentaires à prix discount. Comment ont-ils bien pu entendre parler de ce coin perdu de Hongrie? Seule certitude, par un battage médiatique intensif dans toute l’Europe. Mais également par un bouche-à-oreille efficace, venu d’Autriche, où un adulte sur trois aurait déjà bénéficié de soins en Hongrie.

Les encarts publicitaires polychromes et tape-à-l’њil s’affichent désormais dans les éditions week-end des grands quotidiens autrichiens, allemands, suisses, et jusqu’aux Etats-Unis. «Offre exceptionnelle de printemps: 50% sur les implants dentaires!», clament certaines publicités. Ici, à Sopron, le prix d’une couronne est en moyenne de 170 euros, celui d’un bridge ou d’un implant de 650 euros, soit trois à quatre fois moins qu’en Suisse ou en Autriche.

«Les gens viennent ici une semaine, du samedi au samedi, observe Jozsef Kis. Leurs soins durent trois ou quatre jours, puis il leur reste du temps pour visiter Vienne ou Budapest, ou pour séjourner dans les thermes de la région. Sauf ceux qui se cachent à la cuisine et se font servir de la soupe et de la purée! On connaît bien le problème, ici!».

Deux touristes suisses, justement, passent récupérer leur clé à la réception. Ida Zanolari, 82 ans, originaire de Binningen, près de Bâle, est accompagnée de sa fille Ursula. Elle vient de se faire enlever cinq dents qui la faisaient souffrir. Elle restera six jours, le temps de terminer le traitement. Elle dissimule sa bouche endolorie. «Ma mère est très heureuse, avoue Ursula. Cela a duré 45 minutes, et elle n’a pas trop souffert.» Comment ont-elles entendu parler de Sopron et de ses dentistes? «Nous avons trouvé une annonce pour la clinique Swissdent, dans un journal de Bâle.»

Prix imbattables Après plusieurs devis chez des dentistes bâlois, l’évidence s’impose. Les tarifs pratiqués par Swissdent sont imbattables: une prothèse est facturée à 2290 francs, contre 8000 en moyenne pour la concurrence suisse. «Ils se sont occupés de tout», renchérit Ursula, qui arbore fièrement la facture. Le cabinet, qui se refuse par ailleurs à tout commentaire, s’est fait une spécialité de tout organiser pour ses clients: c’est lui qui a conseillé à Ida et Ursula un billet d’avion bon marché entre Bâle et Vienne, ainsi que l’Hôtel Wollner.

Une navette, enfin, est venue les chercher à l’aéroport. Le tapis rouge, ostensiblement, est déroulé pour attirer la clientèle. Et cela marche. L’essentiel de la clientèle à Sopron est constituée d’Autrichiens, qui font l’aller-retour dans la journée. «Ils constituent 99% de ma clientèle», précise Jozsef Toka, qui fut le premier à ouvrir un cabinet privé à Sopron en 1990. Ce flux transfrontalier, mû aussi par la floraison de salons de beauté en tous genres, dure depuis dix ans. Il aurait généré un chiffre d’affaires de 890 millions d’euros en 2003. Cette compétitivité hors normes en Europe repose sur l’excellente réputation de l’école dentaire hongroise et les basses charges qui pèsent sur la profession (salaires, loyers, énergie).

Des charlatans? Côté autrichien, forcément, la pilule est dure à avaler. La désaffection des cabinets a entraîné d’énormes manques à gagner. Même si aucun dentiste n’accepte de donner de chiffre. Dans la salle d’attente désertée de son cabinet viennois, Doris Turnock-Schauerhuber secoue la tête de dépit. «Nos patients vont se faire soigner les dents en Hongrie, et peuvent se faire rembourser par les assurances autrichiennes, ce qui coûte 50 à 70 millions d’euros par an à l’Etat. Vous trouvez cela normal?»

«Ce sont des amateurs!, s’emporte Gunther Knogler, le président de la principale association de dentistes (ZAEK), qui regroupe 3300 praticiens. 80% de leurs patients ont eu des problèmes, affirme-t-il, en invoquant des études menées conjointement en Allemagne, en Suisse et en Autriche. C’est industriel chez eux. L’un vous installe dans le fauteuil, l’autre vous rince la bouche, un troisième vous dit ce qui ne va pas, et le quatrième vous opère!» Le ZAEK a intenté une centaine de procès pour interdire des campagnes de publicité pour des cabinets hongrois et les a tous gagnés. Impossible cependant de les faire appliquer, faute d’accord judiciaire entre les deux pays.

A cette campagne de dénigrement, les dentistes hongrois ont répondu par une énorme campagne de publicité, et investi massivement dans les technologies de pointe: radiologie, laser, et logiciels informatiques spécifiques. A Sopron, les cabinets sont pour la plupart flambant neufs. «J’ai mis 200 millions de forints (1,22 millions de francs, ndlr) dans ce cabinet en deux ans, avoue fièrement le docteur Toka. «Je n’avais jamais vu un tel matériel en Suisse», ajoute pour sa part Ursula Zanolari, impressionnée.

Zéro défaut, les dentistes hongrois? «Oui, un!, se plaint Astrid Blumauer, une Viennoise de 32 ans. Si seulement ils s’arrêtaient de parler magyar en touchant à mes dents. J’ai la bizarre impression de ne pas savoir ce qui se passe!»

«Un tourisme rentable pour nous»

Des milliers d’Helvètes ont déjà mordu aux offres dégriffées qui proposent soins dentaires, voyage en car et logement compris. Si ces touristes atypiques font les choux gras des dentistes hongrois, roumains voire russes, c’est que leurs factures se révèlent attrayantes: jusqu’à cinq fois moins cher. Dès lors, les praticiens suisses doivent-ils craindre l’émergence de cette concurrence internationale?
«Le tourisme dentaire vers les pays de l’est ne représente pas une menace pour la profession en Suisse. On pourrait presque dire qu’il est rentable pour nos dentistes», sourit Peter Jäger responsable de la communication de la Société suisse d’odonto-stomatologie (SSO), l’association faîtière des médecins-dentistes. De nombreux dentistes affirment être régulièrement consultés par de nouveaux patients peu après leur retour d’une «destination dentaire», victimes de sévères complications. Un praticien français, nous confie même qu’à la suite d’un traitement en Tchéquie, l’un de ses patients a écopé d’une grave infection, puis d’un dentier!«Près de 40% des travaux réalisés en Hongrie correspondaient à une mutilation, 40% à un manquement professionnel et le reste à un traitement juste acceptable», révélait une étude publiée dans la Revue mensuelle suisse d’Odonto-Stomatologie de mai 1999.

Les dentistes hongrois misent désormais sur le matériel high-tech pour se racheter une réputation. Mais la qualité des soins ne se résume pas à l’infrastructure d’un cabinet: échelonner les rendez-vous et prendre le temps s’avère capital pour la réussite d’une thérapeutique.

«En dehors de toute logique protectionniste, jure le Dr Marmy, président de la Société vaudoise des médecins-dentistes et chargé d’enseignement à Genève, et sans remettre en cause les capacités professionnelles de mes confrères hongrois, un traitement compliqué ne peut se réaliser correctement dans un laps de temps réduit. Les risques d’infection et d’intolérance sont difficiles à maîtriser.»

Les touristes dentaires ne fréquentent pas les cabinets étrangers pour de simples caries, mais pour des traitements lourds, chers: implants, ponts ou prothèses. Or, ce sont précisément ceux-là qui présentent le plus de risques. Même guéri, le patient pourrait bien finir par consulter en Suisse, ne serait-ce que pour un contrôle. Elena Duvernoy, fondatrice d’un cabinet de conseils en devis dentaire, est au diapason: «Qui va s’occuper du service après vente? Une prothèse, ça ne s’ajuste pas en deux jours.»

Onéreux, les soins restent synonymes de qualité en Suisse. Elena Duvernoy reconnaît toutefois que l’on pèche par excès de perfectionnisme: «Les dentistes proposent des services “tip-top”, alors que certains traitements ne sont pas indispensables dans l’immédiat.»

Le tourisme dentaire fait surtout recette du côté alémanique. Le nombre de publicités pour des cliniques étrangères en atteste. En Suisse romande, ce phénomène reste plus marginal. «La destination de prédilection reste la France voisine. Et cela depuis des années», explique Inès Kreuzer, secrétaire des médecins-dentistes de Genève. Malgré la concurrence limitrophe, le nombre de praticiens en Suisse s’élève à 4300 et demeure relativement stable depuis cinq ans. Tout comme le chiffre d’affaire moyen des cabinets.

Pourtant certains se plaignent de la situation désastreuse de leurs affaires. «Il y a quelques années, nous avions des agendas remplis jusqu’à six mois à l’avance. Aujourd’hui, nous ne tablons que sur un mois et certains patients ne payent plus leurs factures», déplore un dentiste lausannois.

La conjoncture économique explique ce comportement: la part du revenu alloué aux frais dentaires tend à diminuer et les traitements coûteux sont répartis sur plusieurs mois.

Cependant, les dentistes font encore des affaires, même si leur situation financière reste très inégale. Le Dr Luc Tétaz à Lausanne l’explique: «Comme dans le secteur de la restauration, ceux qui ont la cote sont débordés et les plus faibles périclitent.» Le problème relève de la mauvaise répartition entre agglomération et campagne où le nombre de praticiens reste faible. «La ville de Zurich et l’arc lémanique sont saturés. Tous les dentistes veulent pignon sur rue à moins de 500 mètres du lac. Il y a du travail pour tout le monde, mais en dehors de cette zone!», remarque-t-il encore.

Contrairement au tourisme dentaire, la concurrence née des accords bilatéraux et de la libre circulation des personnes provoque des craintes. Depuis juin 2003, ce sont près de 750 Européens qui ont demandé la reconnaissance de leurs diplômes. Les deux tiers des requêtes ont été déposées par des Allemands et 70 par des Français. Globalement, cela représente 20% du nombre de praticiens déjà établis en Suisse. Une telle augmentation pourrait dangereusement déséquilibrer le secteur.

Pourtant, Me Weber, secrétaire de la SSO, relativise l’appréhension de certains professionnels: «Il faut considérer que nombre de ces Européens étaient déjà actifs sur notre territoire. Nous n’assisterons pas à une ruée vers l’or! Les étrangers qui s’installeraient devraient assumer les mêmes charges que celles d’un cabinet local. Du coup, l’avantage comparatif n’est plus si intéressant.»

«Compte tenu du succès de la prophylaxie et de l’évolution de la pyramide des âges en Suisse, la nature des soins dentaires va évoluer. En effet, les personnes âgées, dont l’espérance de vie augmente, représenteront une large part de la clientèle des dentistes», prévoit le Dr Marmy. D’ailleurs, d’ici dix à quinze ans, grâce à la transplantation de cellules souches, faire repousser ses dents ne sera plus un rêve. Et dans ce domaine, les chercheurs suisses ne sont pas en retard. | FS

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