Les cliniques hongroises draguent les patients suisses. Mais la désillusion pointe parfois derrière les prix cassés. Une Genevoise en a fait la douloureuse expérience.
Véronique partait en toute confiance. «Tous les contacts, de même que la réservation du séjour, ont été faits depuis la Suisse. J’étais donc certaine de bénéficier de la même qualité de soins dentaires qu’ici.»
Nous sommes en 2001. Souffrant d’une déficience immunitaire, Véronique aimerait changer ses vieux plombages contenant du plomb contre des amalgames plus modernes – et moins nocifs – à base de céramique. «Evidemment, j’espérais aussi que ce soit plus joli.» Après avoir demandé un devis à un médecin dentiste suisse, cette Genevoise d’adoption se rend à l’évidence: ses finances ne lui permettent pas de s’engager dans une telle démarche. «J’ai essayé en France et en Australie, ma patrie d’origine. Mais cela restait trop onéreux.»
Du rêve au cauchemar
Jusqu’à ce qu’elle tombe sur cette annonce «dans un journal romand» vantant les mérites d’une clinique hongroise. Elle prend contact, reçoit de la documentation sur papier glacé: l’endroit paraît superbe, le matériel dernier cri. «On me proposait un traitement étalé sur une semaine. Tout compris, la facture se montait à un peu moins de 8000 francs, soit près du quart des tarifs helvétiques.»
Tout se passe plutôt bien, même si Véronique s’étonne «de voir que l’on m’enlève mes amalgames sans aucune précaution». A son retour sur les bords du Léman, elle se dit persuadée d’avoir été bien soignée à très bon prix. «Quelques mois plus tard, j’ai commencé à souffrir de terribles migraines allant en s’amplifiant.» Enseignante universitaire, elle doit renoncer à certains cours, incapable d’oublier sa douleur.
Début 2003, la situation empire. «J’atterris aux urgences, où l’on diagnostique un gros abcès à la gencive.» C’est encore pire que prévu: Véronique doit se faire arracher huit dents. D’après le spécialiste consulté, pas de doute: «La qualification médicale de ce que j’ai subi en Hongrie s’appelle une mutilation dentaire.»
La vie de la Genevoise est complètement bouleversée. Incapable de maintenir son plein temps, elle perd son travail, s’endette pour payer les quelque 30 000 francs nécessaires à la réparation des dégâts. «Heureusement, j’avais une protection juridique, que j’ai pu utiliser pour attenter une action en justice.» Grâce au travail de deux avocats, l’un en Suisse, l’autre là-bas, après dix-huit mois d’un âpre combat juridique, Véronique se voit rembourser l’intégralité des frais dentaires suisses. Maintenant, elle se bat pour obtenir réparation. Ce cas constitue l’un des premiers procès du genre intentés en Suisse.
Et pourtant, d’après la SSO (Société suisse d’odonto-stomatologie), société faîtière des médecins dentistes suisses, la situation n’est pas unique. A propos d’«offshoring» du bistouri, on songe volontiers à la chirurgie plastique et ses luxueuses cliniques tunisiennes. Mais même moins évoqués, les soins dentaires à l’étranger constituent une tendance en augmentation.
Des offres alléchantes
Parmi les destinations à la mode, le Brésil et la Thaïlande, et pour ce qui concerne nos contrées, la Hongrie et plus particulièrement sa région frontière avec l’Autriche. Dans les journaux (suisses allemands surtout, mais les titres romands ne sont pas épargnés) et sur Internet, le «Swiss made» délocalisé traque la rage de dents. A grand renfort de publicité, les offres spéciales s’étalent dans les journaux allemands ou bâlois.
En termes de tarifs, naturellement, cela vaut le voyage: «Comme pour une poitrine en Tunisie, on peut tabler sur une facture divisée au moins par deux», reconnaît Olivier Marmy, médecin dentiste et président de la section vaudoise de la SSO.
Lorsqu’un traitement coûteux s’annonce, la tentation s’avère donc forte. De nombreux Autrichiens y succombent: un adulte sur trois aurait déjà franchi la frontière à la recherche de la fraise bon marché. Comme pour la chirurgie esthétique, on consacre trois ou quatre jours pour les soins et le reste de la semaine permet de visiter les curiosités touristiques proches.
Quel pourcentage de la clientèle suisse cède-t-elle à ces sirènes magyares? «Par définition, nous ne disposons que de peu de chiffres», relève Marco Tackenberg, responsable d’information de la SSO.
Selon ce dernier, il s’agit d’une «fausse bonne affaire». D’abord, se pose la question de la «qualité immédiate». Selon une récente étude pilotée de l’Université de Berne auprès de Suisses ayant bénéficié de traitements en Hongrie, «les résultats étaient clairement insuffisants». Sur une échelle balisée de A à D, la note moyenne obtenue revenait à un C, soit un aboutissement à la limite de la dangerosité pour la santé.
Traitements à la chaîne
Cependant, pour Olivier Marmy, le vrai problème serait plutôt dû au système lui-même: ces cabinets accueillant une clientèle internationale doivent consentir à des investissements importants, rentabilisés au prix d’un volume énorme de soins, dont des traitements très lourds effectués parfois en des temps plus que records. «Quand j’entends parler de réhabilitations orales complètes bouclées en une semaine, alors que chez moi cela peut s’étaler sur deux ans, je suis surpris.» Et des échos montrent qu’une fois sur place, le client peut être poussé à la surconsommation. «On part pour deux implants, et l’on s’en voit proposer le double», explique Marco Tackenberg.
Reste la question du rapport entre médecin et patient. «Il existe une grande différence entre un dentiste de famille, concerné par le bien-être de ses clients avec lesquels il tisse des relations durables, et des laboratoires њuvrant à la chaîne sur des personnes qu’ils ne reverront jamais.» Sans parler du suivi thérapeutique, moins pratique lorsque le praticien parle magyar et habite loin de chez soi.
Alors que le marché intérieur helvétique souffre déjà de l’ouverture à la concurrence des professionnels étrangers suite aux accords bilatéraux, on peut se demander si la SSO ne mord pas pour mieux défendre son beefsteak.
Néanmoins, il convient visiblement de se montrer prudent pour que la balade hongroise ne devienne pas trop rock’n’roll. D’autant que, d’après plusieurs praticiens contactés, «il existe de véritables réseaux, surtout du côté alémanique, qui draguent la clientèle». Certains ne cachent pas qu’il existe «sans doute» quelques confrères rémunérés pour proposer à leurs propres patients les services de ces cabinets lointains. De quoi endormir la méfiance des moins circonspects.
Pierre Léderrey
Source Nє 11, 14 mars 2006 MIGROS MAGAZINE