Ces derniers temps, une vague d’inquiétude a secoué l’opinion publique et suscité quelques questions angoissées dans les cabinets dentaires. Nos « plombages » seraient-ils dangereux pour la santé ? La polémique n’est pas nouvelle. Le mercure est utilisé en dentisterie depuis cent cinquante ans et, dans un rapport de novembre 1998, le Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes rappelle que plusieurs batailles ont déjà eu lieu autour de sa dangerosité. Les Américains, au milieu du xixe siècle, se sont inquiétés des conséquences d’amalgames mal conçus et mal posés. Les Allemands, en 1926, ont constaté des intoxications dues aux manipulations du mercure avant la pose, ce qui les a conduits à modifier leur pratique. Enfin, dans les années quatre-vingt, Huggins, un dentiste américain, affirmait avoir établi un lien entre la présence d’amalgames dentaires et certaines maladies.
Aujourd’hui, on n’est pas beaucoup plus avancé, la bataille d’arguments scientifiques étant assez difficile à démêler. Les détracteurs de l’amalgame avancent un certain nombre d’études montrant la présence de vapeurs de mercure dans la bouche de patients porteurs de « plombages », ainsi que des concentrations plus élevées de mercure dans leur sang, leurs urines et certains de leurs tissus. De leur côté, les partisans de l’amalgame relativisent, attendant qu’on établisse la relation de cause à effet entre le mercure des amalgames et des pathologies graves. Ils soulignent qu’aucun matériau d’obturation actuellement sur le marché ne peut rivaliser avec l’amalgame classique sur les plans de l’efficacité, de la durée et surtout des coûts.
Vapeurs de mercure
Les amalgames dentaires actuels sont composés d’un alliage de métaux : pour moitié de mercure et pour moitié d’argent, d’étain et de cuivre, accompagnés parfois de zinc, de palladium ou d’indium. La bouche est un milieu humide, c’est pourquoi un phénomène de corrosion électrochimique se produit à la longue, entraînant le relargage de vapeurs de mercure. Diverses études incontestables ont montré une concentration de mercure plus élevée dans l’air endobuccal ou dans l’air expiré par les porteurs d’amalgames. De même, la mastication, le bruxisme et le brossage des dents augmentent ce phénomène.
Dans son rapport, le Conseil supérieur d’hygiène publique de France1 établit une moyenne au vu de divers travaux : « L’absorption quotidienne de mercure à partir des amalgames peut donc être évaluée à 3,5 microgrammes par jour. Elle est très augmentée par la consommation fréquente de chewing-gum. » La commission d’enquête mise en place par le Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes aboutit grosso modo aux mêmes conclusions, et conteste les méthodes de calcul de travaux montrant des concentrations de mercure nettement plus élevées dans la bouche des porteurs d’amalgames.
Pourtant l’étude de l’université allemande de Tubingen a fait couler beaucoup d’encre. Réalisée en 1996 sur 18 000 personnes, elle montre que 70 % des porteurs d’amalgames ont dans leur salive un taux de mercure dix fois supérieur aux normes fixées par l’OMS pour l’eau potable (soit un microgramme par litre). Or, nous sécrétons environ un litre de salive par jour, en grande partie réingurgitée. Où va ce mercure ? comment est-il absorbé par l’organisme ? Là encore, les pour et les contre opposent leurs propres analyses scientifiques.
La commission d’enquête du Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes ne conteste pas l’existence de taux plus élevés de mercure relevés dans le sang, les urines et certains tissus de porteurs d’amalgames. Mais son rapport conclut prudemment : « Les taux de mercure sanguin sont peu informatifs. La concentration urinaire en mercure est statistiquement plus élevée chez les porteurs d’amalgames que chez les témoins, mais reste inférieure à la norme biologique admise en milieu professionnel. Des concentrations tissulaires, cérébrales et rénales de mercure sont respectivement deux à quatre fois plus élevées chez les porteurs d’amalgame que chez les témoins, mais très nettement inférieures à celles observées en cas d’intoxication chronique. Une étude a montré que la concentration de mercure dans le foie et le rein du fњtus est corrélée au nombre d’amalgames de la mère. »
Malheureusement, les connaissances actuelles ne permettent pas de franchir le pas suivant. Aucune étude épidémiologique ne montre de lien formel avec une pathologie quelconque, sauf le lichen plan oral (dont les manifestations disparaissent lors de la dépose des amalgames).
Il s’agit là des seules lésions reconnues comme étant provoquées par le mercure des amalgames dentaires, aussi bien dans le rapport du Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes que dans celui du Conseil supérieur de l’hygiène publique. Quelques cas d’allergies (lésions inflammatoires des gencives en regard de la dent obturée) sont également constatés, mais ils restent rares.
D’une manière générale, faire retirer ses amalgames reste fortement déconseillé. L’intervention libère en effet beaucoup de mercure, malgré les précautions que le dentiste doit prendre. En outre, une autre question se pose : enlever ses amalgames, mais pour les remplacer par quoi ? Un des problèmes majeurs dans cette affaire est qu’il n’existe pas encore sur le marché de solution alternative. Ou alors, il faut accepter de payer le prix fort (par exemple, pour se faire poser un inlay en or).
Prudence
Après avoir passé en revue les avantages et les inconvénients des composites, des verres ionomères, des compomères, des céramiques dentaires, des amalgames au gallium et des inlays métalliques, les membres du Conseil supérieur de l’hygiène publique (CSHP) concluent par une phrase forte : « Le meilleur rapport coût/longévité reste celui de l’amalgame. Il n’existe pas encore aujourd’hui de biomatériau alternatif à l’amalgame dans un certain nombre de situations cliniques. Notamment dans les cas les plus critiques de forte prévalence carieuse et en présence de lésions étendues chez l’adulte jeune ou l’adolescent. Ne pas poser l’indication de l’amalgame dans ces contextes précis peut être considéré comme une faute. » Dans ses recommandations, le CSHP incite les pouvoirs publics et les industriels à adopter une stratégie innovante en impulsant la recherche et en évaluant les matériaux de substitution.
En l’absence de certitude sur la toxicité des « plombages » au mercure et de solutions de remplacement, les conclusions des uns et des autres en appellent au principe de précaution, mais à des degrés divers selon les sensibilités de chacun.
En janvier 1999, un colloque international organisé par le groupe des Verts au Parlement européen a tenté de faire le point sur l’impact des métaux lourds sur notre santé. Les participants ont largement admis le relargage de mercure dans la bouche des porteurs d’amalgames, mais les avis divergeaient sur la toxicité de ces vapeurs. C’est la raison pour laquelle les conclusions de ce colloque considèrent que la pose d’amalgames est contre-indiquée chez les femmes enceintes, les enfants, les personnes allergiques au mercure, celles dont la fonction rénale est diminuée et celles qui sont prédisposées génétiquement aux maladies auto-immunes. Les organisateurs du colloque pensent disposer d’éléments suffisants pour alerter l’opinion publique. Ils « plaident pour une élimination programmée de la pose d’amalgames dentaires, les risques mis en évidence se révélant suffisamment graves pour l’ensemble de la population. Les incertitudes scientifiques actuelles ne peuvent en effet être utilisées comme alibi pour ne rien faire ».
De leur côté, le CSHP, puis le Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes avaient abouti quelques mois auparavant à des conclusions prudentes, mais moins sévères. Ils mettent l’accent sur les précautions à prendre envers les femmes enceintes et les enfants : pas de pose ou de dépose d’amalgames (gestes techniques qui entraînent la libération de mercure) pendant la grossesse et l’allaitement. Ils recommandent également de ne pas poser d’amalgames au voisinage d’autres restaurations métalliques « afin d’éviter tout risque de corrosion ». Les professionnels, quant à eux, doivent prendre un maximum de précautions : utiliser des capsules de produit prédosées, ventiler et décontaminer leurs locaux et, surtout, respecter l’arrêté du 30 mars 1998 portant sur la récupération des déchets mercuriels [cf. encadré]. Enfin, les deux instances en appellent aux pouvoirs publics en réclamant que les amalgames dentaires soient soumis, comme tout autre médicament, à une procédure d’autorisation de mise sur le marché. Elles réclament également la mise en route d’études épidémiologiques et d’un réseau de toxicovigilance, afin de faire toute la lumière sur la dangerosité des amalgames dentaires.
1. Rapport CSHPF, éditions Lavoisier.
S. Dellus
Diffusé le 17/02/2000
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