Le sourire se conjugue ces temps-ci au mode plus-que-parfait. Au même titre que la minceur, il figure en bonne place au palmarès des canons esthétiques de notre époque. Qu’importe l’âge, il faut désormais montrer dents blanches en toutes circonstances. Et cette révolution dans les palais, entamée depuis une petite dizaine d’années, ne semble pas prête de s’arrêter. Les ventes de kits de blanchiment à domicile explosent et les appareils dentaires connaissent un succès grandissant auprès d’un public adulte, toujours plus soucieux de rester dans la course à la performance : vie personnelle ou monde des affaires, le sourire est en effet devenu une arme anatomique indispensable pour qui veut réussir socialement. A défaut d’avoir les dents longues, il faut les mettre en avant.
« Donnez-vous les dents de la réussite ». Le très sérieux slogan d’un site Internet pour la promotion de la clinique dentaire « Your Free Smile » résume à lui seul l’exigence à laquelle chacun doit se soumettre aujourd’hui. Malheur aux infirmes du sourire, à ceux qui n’afficheraient pas une dentition tirée au cordeau ou un émail diamant capable de concurrencer une nuée de flashes crépitants au Festival de Cannes. L’opprobre social aurait tôt fait de s’abattre sur eux. Car c’est un fait : en société comme dans la vie privée, les écarts de conduite dentaires sont de moins en moins tolérés. « Prenez le cas de personnes à la recherche d’un emploi, font remarquer les docteurs Alain Béry et Daniel Rollet, chargés de communication pour le sixième Congrès international d’orthodontie, qui se tient en septembre à Paris. A qualités égales, les décideurs choisiront le candidat au sourire le plus agréable. » Quand un joli sourire vaut parfois presque autant qu’un bon diplôme, on comprend mieux le succès rencontré par les « consultations du sourire », mises en place dans certains hôpitaux. « Nous sommes entrés dans l’ère du tout esthétique, reconnaît une dentiste parisienne. A l’heure de l’apparence reine, afficher des dents parfaites est moins un signe de bonne santé qu’une réponse à l’injonction de performance et de séduction imposée par la société. » Pour son mariage en juillet dernier, Helena n’a donc pas hésité à s’offrir un blanchiment complet. « Je voulais que mes dents soient aussi immaculées que ma robe. Ça m’a coûté plus cher que la tenue mais quand je vois les photos, je ne regrette pas mon investissement. » Yann, jeune commercial de 32 ans, a également eu recours à cette technique : « Si vos dents sont un peu jaunes ou de travers, on pensera que vous vous laissez aller. Or, ça n’est pas permis dans mon métier. Même quand j’ai le moral en berne, je continue de faire bonne figure, en souriant, pour montrer que tout va bien et donner l’image d’un battant. Garder mes dents ternes aurait été en totale contradiction avec cette image. »
Résultat, nos bouches sont chaque jour un peu plus victimes du « syndrome lavabo ». Déjà dopés au collagène, nos sourires n’hésitent plus à s’afficher toujours plus « blanc que blanc ». La formule de Coluche, fustigeant en 1979 la surenchère publicitaire des lessiviers, pourrait parfaitement s’appliquer à ce nouveau diktat de la blancheur. Une tyrannie du paraître que même la célèbre série télévisée Friends dénonce à sa manière. Dans un de ses épisodes, Ross, l’un des protagonistes, se fait blanchir les dents avant un rendez-vous galant. Mais un temps de pause trop long l’oblige, ironie du sort, à cacher ses dents désormais trop blanches. Et quand l’infortuné, se retrouvant enfin dans la pénombre avec sa dulcinée, lâche un large sourire, une lumière noire le réduit à n’être plus qu’un éblouissant dentier !
Dans la vraie vie, les candidats à l’immaculée dentition ne redoutent pourtant pas de tomber dans l’excès. « Mes patients ne trouvent jamais leurs dents assez claires, constate cette dentiste parisienne. Mais leurs demandes sont parfois irréalistes et il faut savoir refuser quand rien ne justifie une intervention. Les adolescents, notamment, sont très en demande. Soit parce que la copine a essayé, soit parce qu’ils veulent avoir le même sourire éclatant que celui vu à la télé. Peu importe en fait qu’ils en aient ou non besoin. Se faire blanchir les dents est à la mode, alors ils suivent la tendance. »
Aux Etats-Unis, « le sourire est carrément devenu un accessoire de mode sans rapport avec la santé », explique un dentiste esthétique. Et pour cause : là-bas, quiconque en a les moyens peut s’offrir la dentition de son idole préférée, grâce à une nouvelle prothèse semi-permanente en résine, qui couvre d’un bloc toutes les dents. Qu’il s’agisse du « Clooney », du « Paltrow », du « Roberts » ou du « Gibson », ces kits prêt-à-sourire se déclinent en cinq tailles, cinq nuances et s’utilisent de la même manière que les faux ongles. Un pur produit de cosmétique, en somme.
Sans aller jusque-là, les complexés du sourire n’hésitent plus désormais à envoyer leurs quenottes en camp de redressement. Elle est loin l’époque où les adultes répugnaient à exhiber un appareil métallique. Voilà deux ans, Tom Cruise lui-même s’y est mis. « Traditionnellement tournée vers les enfants, l’orthodontie vit actuellement l’une de ses principales évolutions, expliquent les Dr Alain Béry et Daniel Rollet. La recherche d’une apparence toujours plus parfaite pousse de plus en plus d’adultes à s’y intéresser, spécialement les femmes, à 60 %. Cet engouement subi a toutefois un aspect positif : les gens prennent davantage conscience de leur corps. En améliorant leur aspect physique, ils renforcent leur confiance en eux. Ils ont moins de difficultés à porter un appareil dentaire maintenant que c’est passé dans les moeurs. Mieux : les autres sont admiratifs d’une telle démarche, qui devient valorisante. »
Du coup, on peut se faire passer la bague aux dents à n’importe quel âge. « J’ai pas mal de demandes de cinquantenaires, confirme un autre chirurgien dentiste. Récemment, j’ai même eu une dame de 84 ans, qui voulait retrouver ses dents d’autrefois. Avec l’allongement de l’espérance de vie, cette quête rejoint celle de l’éternelle jeunesse, une manière de montrer que l’on ne se dégrade pas. On a bien le droit de se faire des liftings, de rectifier son nez ou de changer de poitrine, alors pourquoi pas les dents finalement ? » Certes. Mais la standardisation des visages et des corps redessinés par la chirurgie esthétique ne risque-t-elle pas de contaminer aussi nos sourires ? Pas sûr. A la London Smile Clinique, où travaillent – sans rire – d’authentiques « designers dentaires », le blanc hollywoodien a fait son temps. Grâce à l’ordinateur, les sourires sont maintenant taillés sur mesure, et si la dentition est modifiée, on lui conserve toutefois sa personnalité. Dans le cas des implants par exemple, chaque dent est façonnée à la main et sa couleur obtenue d’après un nuancier de plusieurs dizaines de teintes de pigments japonais. L’objectif : des dents toutes neuves, sans que ça se voie. Un nouveau concept est né : la « parfaite imperfection ».
Le Figaro, no. 18997
Le Figaro, jeudi 1 septembre 2005, p. 15
LE FIGARO – VIVRE AUJOURD’HUI / FEMMES. Caroline SALLE, Caroline SALLE