Scandaleuse et condamnée comme telle par les ministres, l’ordre des dentistes et les autres syndicats professionnels, la perspective envisagée par un syndicat dentaire, la CNSD, de boycotter les bénéficiaires de la couverture maladie universelle, avant d’être retirée sous la pression, interpelle. Révélateur du malaise qui traverse les professions de santé, ce «faux pas» illustre aussi les multiples problèmes liés à la CMU.
La CNSD avait, dans sa revue de janvier, appelé ses 15 000 dentistes adhérents à inscrire les bénéficiaires de la CMU en liste d’attente pour les soins prothétiques et orthodontiques. Une manière bien déplacée d’attirer l’attention des pouvoirs publics et d’obtenir l’ouverture de négociations sur les tarifs dentaires. Voilà qui en dit long sur le climat actuel dans les milieux médicaux : on n’hésite plus à adopter des comportements «inciviques» pour poser au grand jour ses problèmes et prendre à témoin l’opinion. On a ainsi vu successivement les chirurgiens menacer de s’exiler symboliquement à Londres, puis les spécialistes partir une semaine à Barcelone, et actuellement les généralistes de MG France, en désaccord avec le dispositif du «médecin traitant», préconiser le boycott des formulaires…
Au-delà des dentistes, la CMU est la cible récurrente des professions médicales. Lorsqu’ils le peuvent, certains médecins, en particulier les spécialistes, font en sorte de ne pas recevoir les bénéficiaires de la CMU, accusés d’oublier les rendez-vous, ou au contraire de les déranger pour un rien, voire de ne pas suivre les traitements prescrits. En cause la gratuité totale et la dispense d’avance des frais dont les CMUistes bénéficient.
La gratuité : voilà un sujet tabou qui revient périodiquement dans le débat et que la réforme de l’assurance-maladie a elle-même reposé. N’est-ce pas pour éviter les effets pervers nés de ce «sentiment de gratuité» – car tout le monde ou presque paie des cotisations – et pour responsabiliser les patients que le gouvernement a introduit une contribution de 1 euro non remboursable par consultation médicale ? N’est-ce pas aussi pour favoriser des comportements «responsables» que le gouvernement va rendre plus coûteux – en limitant les exonérations fiscales et sociales – les contrats complémentaires de santé qui n’inciteraient pas à une certaine discipline ?
La difficulté est de trouver le bon équilibre entre responsabilisation financière et accès de tous aux soins. Toutes les études le montrent : on consomme plus lorsqu’on a une mutuelle complémentaire mais, a contrario, l’absence de complémentaire conduit à renoncer à des soins. C’est parce que la Sécurité sociale ne rembourse «que» 75% du coût des soins que les pouvoirs publics ont encouragé la souscription de complémentaires santé. Et c’est parce que l’absence de complémentaire santé conduit à se priver de soins nécessaires qu’a été inventée la CMU complémentaire (CMU-C), dont bénéficient désormais 5 millions de personnes modestes dont 70% ont moins de 40 ans.
La CMU-C, dont le coût atteint 1,5 milliard d’euros, procure une couverture élevée, meilleure même que beaucoup de contrats complémentaires «payants». Elle a indéniablement permis un meilleur accès aux soins des personnes à très faible revenu. C’est ce qui a conduit le gouvernement Raffarin, dans la réforme de l’assurance-maladie, à compléter la CMU-C par une aide à l’achat d’une complémentaire santé pour ceux dont les ressources se situent 15% au-dessus du seuil CMU.
Faut-il, comme le voudrait la Mutualité française, aller plus loin puisque demeurent 8% de personnes sans complémentaire santé, quitte à repenser totalement les aides d’Etat à la complémentaire santé, comme le suggère la CFDT ? Le Haut Conseil de l’assurance-maladie est partagé.
En tout cas, le débat existe : peut-être la CMU-C est-elle allée trop loin dans la gratuité totale que le gouvernement lui-même n’a pas osé mettre en cause puisqu’il a exonéré les CMUistes de la contribution de 1 euro. Sans doute aussi a-t-on mal calibré le financement du dispositif. Non seulement les professionnels médicaux commencent à renâcler, mais les mutuelles et assurances complémentaires elles-mêmes se désengagent de la gestion de la CMU-C : près de la moitié des organismes complémentaires acceptaient de «couvrir» des CMUistes en 2001, ils ne sont plus que 26% aujourd’hui. Ce sont donc les caisses maladie qui assurent, y compris en complémentaire, les trois quarts des bénéficiaires. A l’origine de ce désengagement des mutuelles et assurances privées «des raisons financières» : elles estiment qu’à 305 euros par bénéficiaire la dotation prévue ne couvre pas les dépenses réelles.
Claire Bommelaer et Béatrice Taupin
[04 février 2005]